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Le paradigme du corps et de l’esprit
Des membres du Comité scientifique de l’Ocha, des chercheurs en sciences humaines, des professionnels de santé, des amis, rendent hommage à Matty Chiva.
Revenant d’un de ses nombreux voyages, à Cuba cette fois-là, Matty prit le temps de me raconter une histoire : sa visite dans une fabrique de cigares. Par la force de son discours, je découvris un lieu à la richesse insoupçonnée : les couleurs mordorées des feuilles de tabac, je les ai vues, j’ai senti les odeurs qui s’en dégageaient, et j’ai perçu l’air asséchant sur ma peau. Pourtant, je m’étais rendue dans cette fabrique quelques mois plus tôt ; ce n’est qu’en écoutant cette histoire que j’ai enfin compris la signification de ce lieu.
Quel rapport entre cette simple anecdote et les travaux de Matty ? C’est l’ouverture d’esprit de cet homme, sa volonté de comprendre la réalité, de se l’accaparer pour finalement la restituer telle qu’elle ; c’est cet esprit ouvert, intuitif et précis qui, me semble-t-il, a guidé Matty vers des terres peu explorées en psychologie : le goût et les émotions. Peu de chercheurs s’y sont aventurés. Le nom de Matty restera pour longtemps associé à la compréhension des conduites gustatives et émotionnelles dans le développement de l’enfant.
Peut-être son histoire, partagée entre trois cultures, l’a-t-elle également emmené vers ces conduites lieu de la métamorphose du biologique en psychique : Matty l’a vécu, chaque culture donne une signification particulière à ce que le corps ressent. Ainsi, doté de concepts et d’outils scientifiques, Matty a t-il réussi à insérer dans une véritable perspective psychologique un vieux paradigme oublié, celui du corps et de l’esprit. Il nous a appris que le petit de l’homme se construit en mangeant, qu’il sait s’adapter aux changements de son milieu en prenant pour guide ses sensations et leurs significations. Si les cliniciens et les industriels ont développé certaines de leurs pratiques en s’appuyant sur les travaux de Matty, l’originalité de sa problématique l’a parfois isolé de la communauté scientifique. Matty n’a jamais profité de cet isolement pour rendre ses propos dogmatiques, incontournables et définitifs. Non, il a mené l’aventure jusqu’au bout : il a cherché la contradiction et par là-même l’enrichissement chez ses collègues sociologues, anthropologues, historiens, linguistes, physiologistes, chez ses amis cuisiniers, œnologues, ou simples gourmets, mais aussi auprès de ses étudiants. Je l’ai eu pour enseignant. La première leçon qu’il m’a apprise est une leçon d’humilité : acceptons le paradoxe de la recherche qui consiste à prétendre énoncer la vérité tout en gardant un esprit critique. Matty, pour la première fois, je te tutoie : tu nous a beaucoup appris, tu nous as beaucoup aidés, tu vas nous manquer.
Natalie Rigal
Université Paris X-Nanterre, psychologie de l’enfant et du développement.
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